Jaa avait vu flou. Très flou. Horriblement flou. Il n'avait plus été qu'une pelote de douleur intense, pénétrante, pendant quelque secondes. Percé de toutes parts par les souples piques de la femelle tricolore, une poupée arrachée de part en part.
Et voilà que tout s'était relâché, doucement, simplement. Les bords de son champ de vision avaient noirci comme un fruit mûr, il avait basculé lentement. Losna s'était divisée en deux, ou trois peut-être. Il ne savait pas bien. En tout cas, son image vacillante s'était estompée : était-elle partie? Ou était-elle encore là, tout près de lui?
Sa gorge, ouverte, béante comme une large gueule sanguinolente, bouillonnait doucement. Enfin bon, de toute façon, il ne pouvait pas la voir, donc ce n'était pas ce qui l'inquiétait le plus, dans l'immédiat. Son corps mollissait. Il aurait aimé avoir la rage de se battre, pouvoir se gorger de haine pour se retourner contre sa meurtrière, mais impossible.
Une fatigue vampirique lui aspirait la moindre parcelle d'énergie.
Ses repères se perdaient.
Tout lâchait prise, il échappait au monde réel comme on glisse hors d'un rêve, lentement, inévitablement. Le temps, l'air, la chair, tout lui filait entre les griffes comme du sable fin. Lentement, le noble essaya de lever une patte vers la femelle. Il aurait voulu parler, mais des mots sanglants, gargouillants, s'échappèrent de sa gueule, de ses lèvres, coulèrent dans sa fourrure et s'écrasèrent au sol dans une giclée écarlate.
Jaa toussa.
Respirer, qu'est-ce qu'il aurait aimé respirer, mais chaque inhalation était accompagnée d'un liquide chaud, grumeleux, qui l'étouffait. Oui, voilà : Jaa se noyait de l'intérieur. Alors, quand Losna le poussa dans l'eau, il avait déjà commencé à couler depuis quelques secondes, voire depuis quelques minutes. Ce fut comme une deuxième immersion. Le noble animal chuta en arrière délicatement, sans précipitation, comme au ralenti. Doucement.
"Plouf"
Il se perdait pied en lui-même dans des eaux tièdes et rouges, et à présent, une insupportable fraîcheur s'engouffrait dans son pelage, pénétrait sa peau, sa chair, ses os. Un froid violent le saisit à la gorge.
Sous la douleur, Jaa ouvrit un peu plus la gueule, écartant les mâchoires comme pour boire le plus d'eau possible.
Suffocation.
De l'air, de l'air, de l'air. Un regain de panique le gagna en une demi-seconde.
Il ne voulait pas, ne pouvait pas mourir. Ca ne pouvait pas finir ainsi, suite à un combat avec une pitoyable solitaire complètement timbrée. Non, non, et non. Et encore non.
Seulement, son corps ne répondait plus. Prisonnier de lui-même, le mâle noir et turquoise fut parcouru d'un long spasme, dans un effort ultime de remonter à la surface. Tout son corps trembla, s'agita lentement comme un pantin désarticulé. Ses yeux exorbités cherchaient la lumière du jour pendant que, pour la dernière fois, il inhalait une grande lampée d'eau. Et puis voilà.
C'est tout. Ce ne fut pas noir, ce ne fut pas blanc. Ce ne fut même pas vraiment rien, puisque Jaa n'était plus. Disons que ce ne fut pas.
Et pourtant.Sa conscience s'éveilla doucement.
Était-il mort? Oui, sans doute. Pourtant, la douleur à la gorge, sa peau et sa fourrure détrempées, dégoulinantes... Dans une première tentative de respiration, il fut pris d'une violente quinte de toux, sa mâchoire inférieure heurta la pierre de la rive. Le sol.
Sol. Ses sensations reprirent doucement le contrôle.
Oui, la gravité était bel et bien là. Complètement déboussolé, il n'ouvrit pas immédiatement le yeux. Haletant, il écoutait sa respiration précipitée, saccadée, hachée, sans vraiment savoir pourquoi ni comment il était arrivé à cet endroit, à cet instant. Il essaya de se calmer. Oui, il était vivant.
Ses yeux s'entrouvrirent puis ses paupières se rétractèrent aussitôt sous la lumière si vive et aveuglante.
Vivant.
Il était là, et plus que jamais, il était vivant.